Le loup dans la bergerie.

Un homme paraissant bien sous tous rapports, s’immisce progressivement dans la famille de Phénix, jusqu’à devenir son beau-père et transformer sa vie en cauchemar.
Tous les héros s’appellent Phénix, adaptation du roman éponyme de Natasia Rugani signée Jérémie Boyer, décrit avec justesse l’escalade sourde des violences domestiques et psychologiques.

Très complices et très proches, Phénix et sa petite soeur Sacha vivent dans une maison isolée près d’un lac avec leur mère, souvent absente pour son travail. Leur père est parti en mer il ya plusieurs mois et leur manque beaucoup. Tout va être bousculé quand le séduisant et charmant prof principal de Phénix, se met à fréquenter leur mère et s’installe dans leur vie. Qui aurait pu se douter que cet homme apprécié de tous, était loin d’être parfait ?

Jérémie Royer (Sur les ailes du monde, Audubon) traduit bien l’évolution de la situation et des comportements, la peur et le silence des victimes qui n’osent parler. Avec un trait sobre, des couleurs plutôt douces, une mise en scène efficace et pudique, il peint par petites touches, un geste, un regard, la lente descente aux enfers de Phénix et construit un personnage terrifiant.

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La nuit, royaume de tous les possibles.


La nuit est mon royaume
met en scène deux jeunes collégiennes de Créteil partageant la même passion de la musique et bien décidées à en faire leur vie.
Claire Fauvel retranscrit à merveille le parcours initiatique et le passage à l'âge adulte de ces deux adolescentes. Une chronique sociale sensible et immersive.

Nawel et Alice habitent le même immeuble de banlieue et fréquentent le même lycée. Issues d’un milieu modeste, les deux teenagers deviennent amies malgré leurs différences culturelles. Elles montent un groupe de rock, Nuit noire, et décident de tout faire pour devenir rock stars ! Mais le chemin est ardu avec ses pièges, ses hauts et ses bas, ses trahisons, ses désillusions, ses joies et ses larmes. Nawel s’y jette corps et âme, jusqu’à perdre pied.

Loin de Phoolan Devi et de La guerre de Catherine, Claire Fauvel explore de nouveaux horizons et fait la part belle à l’adolescence, avec sa fougue, ses rêves rebelles d’indépendance, ses désirs d’échapper au déterminisme social, aux valeurs familiales et de vivre tout et intensément. Nawel et Alice incarnent parfaitement les jeunes de leur âge, avec leurs sentiments et leurs contradictions. On est ému par Nawel, passionnée, excessive, farouche et à fleur de peau.

D’un trait d’une belle fluidité et très expressif, elle sait dessiner les corps, parvient à mettre en scène la musique et les concerts, à recréer les ambiances de la nuit.

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Courageuse et intrépide Asa.


En 1959, alors qu'un terrible typhon s'abat sur Nagoya, la jeune Asa fait tout son possible pour aider les habitants de sa ville.
Mêlant fantastique et suspense, Asadora ! est un excellent premier tome de Naoki Urasawa (Monster, 20th century boys...) qui nous happe dès les premières pages.

La série s'ouvre sur une scène de fin de monde : en 2020, Tokyo est en proie à un terrible incendie et une monstrueuse silhouette se dessine derrière les flammes. Retour en arrière, en 1959, un typhon d'une ampleur exceptionnelle dévaste toute une zone côtière qui disparaît sous les eaux. En courant chercher un médecin pour sa mère sur le point d’accoucher, Asa, 12 ans, échappe au typhon. Tout en recherchant ses parents et aidée par Katsuga, ancien pilote de l’armée japonaise, et par Kinuyo une femme froide au premier abord, mais au grand cœur, elle met tout son courage pour aider les habitants touchés par cette catastrophe.

Cette histoire est un bon moyen de se plonger dans la vie japonaise quelques années après la Seconde guerre mondiale, dans un pays encore en reconstruction et hanté par la bombe atomique. On retrouve avec plaisir tous les ingrédients qui font le sel des séries de l’auteur, son sens aigu de la narration, son style graphique identifiable avec des personnages et des planches très réalistes, très détaillées, pour un rendu toujours superbe. On se laisse vite entraîner par le rythme soutenu, l’ambiance prenante, les rebondissements et les personnages avec lesquels on entre immédiatement en empathie.

Vivement la suite !

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Question de genre.

Dans l’Italie de la Renaissance, Bianca se travestit en homme pour apprendre à connaître son futur mari choisi par sa famille.
Dénonçant obscurantisme religieux, homophobie et misogynie, Peau d’homme, conte posthume d’Hubert magnifiquement mis en images par Zanzim, est une ode à l’amour, au féminisme, à la liberté et à la tolérance.

Bianca, fille d’une riche famille italienne, s’apprête à épouser un bon parti lors d’un mariage arrangé. Déçue et pas rassurée à l'idée de devoir épouser un homme dont elle ignore tout, elle se confie à sa marraine qui lui offre un objet magique : une peau permettant de prendre l’apparence d’un homme. Elle devient alors Lorenzo. Délivrée du carcan inhérent à sa condition de femme, elle découvre la liberté et se metn à fréquenter son fiancé. Naît alors une passion dévorante entre les deux jeunes personnes…

Hubert (Miss Pas Touche, Monsieur désire?) a choisi la voie du conte et le ton de la comédie pour questionner avec brio et finesse la relation de couple, le mariage, l’amour, les carcans de la société, le genre, la place des femmes et des homosexuels.

Finesse à laquelle répond le trait faussement naïf de Zanzim, dont on avait particulièrement aimé L’île aux femmes. Son dessin stylisé qui rappelle les enluminures et offre une immersion rapide et complète, fait merveille pour mettre en images cet album intelligent, drôle et pertinent.

Un récit à la résonance éminemment moderne qui fait écho à notre monde contemporain.

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Le plus beau voyage, c'est celui qu'on ne fera jamais.


Abel est un vieil agriculteur coincé dans sa vie et dans son petit village, alors qu’il ne rêve que de partir loin…
Avec Le voyage d’Abel, Isabelle Sivan et Bruno Duhamel au dessin, abordent avec tendresse et poésie, la vieillesse et la solitude à travers les rêves de voyages de ce papy ronchon.

Depuis la mort de ses parents, Abel s’occupe de la ferme familiale qu’il voit s’écrouler doucement, avec pour seule compagnie un chien de berger dont il se passerait bien. Abel n’a jamais voulu de ce boulot. Ses frères ont fui. Alors il est resté. Par devoir, par fatalisme, mais pas par choix. Réclusion à vie. Il n’a jamais connu l’amour. Il n’a jamais quitté son village. S’il a voyagé, c’est seulement à travers les guides touristiques qu’il acquiert depuis des décennies. Mais cette année, c’est décidé, il vend la ferme et part en Ethiopie pour fuir cette routine qui l’étouffe, les railleries des villageois, cet hiver et ce travail qu’il hait.

Sivan et Duhamel tracent par petites touches sa vie, le réveil à 5 heures, la répétition des tâches, la dureté du travail… nous dévoilant peu à peu son caractère, ses rêves qui lui permettent de s’évader de son quotidien, de sa routine, de son enfermement. Nous marchons ainsi dans les pas lents et répétés d’Abel, qui, de saison en saison, au cours d’une année, prépare son départ. 

Loin de s’apitoyer sur son sort, les auteurs livrent un récit aux dialogues incisifs et drôles, et dressent un portrait très touchant et attendrissant du vieil homme. Ils laissent beaucoup de place aux silences, à des temps d’arrêts et à de superbes moments contemplatifs dans des paysages faits de bleu, gris, noir et blanc, qui laissent passer beaucoup d’émotions. 

Une chronique de vie douce-amère, une pépite !

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Le bonheur est dans le jardin.


En découvrant les joies du jardinage, une quinquagénaire à la vie terne et morose, trouve un nouveau sens à sa vie.
Le Jardin de Rose d'Hervé Duphot, une délicieuse parenthèse de lecture, un bel hymne à la nature et au bonheur simple.

 

Au fil des années, Françoise s’est complètement oubliée pour consacrer sa vie à son mari et à son fils. Maintenant que son fils est parti construire sa propre vie, et jugée trop âgée pour réintégrer le marché de l’emploi, elle s’ennuie ferme dans son minable petit appartement de banlieue aux côtés d’un mari ronchon et dénigrant. Elle se sent terriblement seule et enfermée dans une routine qui l’étouffe. Son seul plaisir est de rendre visite à sa voisine Rose qui lui propose de s’occuper de son carré de potager collectif qu’elle ne peut entretenir à cause de sa jambe dans le plâtre. 

D’abord réticente, Françoise se prend au jeu et finit par y prendre goût, reprendre confiance en elle, penser à elle, sympathiser avec les autres jardiniers et se réinventer une vie. 

Avec un trait naïf, Hervé Duphot imagine une galerie de personnages sympathiques, attachants et justes. Á l’image de l’histoire, les aquarelles sont douces, avec une attention particulière à la lumière. Le contraste entre la grisaille des tours et les petits enclos verdoyants et vivants est particulièrement bien rendu.

On s’y sent bien dans le jardin de Rose !

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La fin d'une époque.

Avec l'arrivée du chemin de fer, l'avenir de Russel, convoyeur de bétail, est bien compromis. Il décide de devenir fermier dans le Montana, mais le destin va en décider autrement...
Jusqu'au dernier, un western sombre qui sort des sentiers du genre, mené avec une belle maîtrise par Jérôme Félix sur les somptueuses planches de Paul Gastine.

Avec la révolution ferroviaire, l'Ouest est en plein changement. Dorénavant, le bétail est acheminé par train et les cow-boys licenciés en masse. Le cœur plein d'amertume, le vieux Russel décide de raccrocher, de convoyer un dernier troupeau, puis de s'installer comme fermier dans le Montana avec le jeune Benett qu’il a recueilli à la mort de ses parents. Or, tout va déraper lors d'un arrêt dans une petite ville qui se prépare à devenir une gare, quand Bennett, son presque fils, est retrouvé mort, le crâne fracassé...

Le récit débute comme nombre de westerns, mais, petit à petit, prend un chemin moins habituel. Jérôme Félix et Paul Gastine brossent avec talent ce monde finissant dans une Amérique à l'évolution galopante et la souffrance de ces durs à cuire, perdus dans un monde où ils n’auront bientôt plus leur place. L'histoire est très noire, l’escalade inéluctable, mais le final apporte une lueur d'espoir et de rédemption.

Gastine parvient à donner vie à ses personnages aux visages criants de vérité. Ses paysages et ses couleurs sont somptueux, ses décors fourmillent de détails. Cet album à la couverture accrocheuse et magnifique nous transporte sur un autre continent, en un autre temps.

Un western très cinématographique qui sent la poudre et la rancœur.

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No direction, no future, no hope.

Avec No direction, prix Fauve Polar 2020, Emmanuel Moynot nous offre un polar très noir, mettant en scène la cavale meurtrière de deux écorchés vifs, dans une Amérique crasseuse en pleine crise sociale et morale.

 

À la manière de Bonnie et Clyde, deux jeunes tueurs en série, Jeb et sa petite amie Bess, réunis par hasard, s’enfuient ensemble. Sur leurs traces, une femme flic aussi blasée que froide. S’ensuit une cavale sanglante, jonchée de cadavres, qui nous happe malgré nous.

 No direction est du pur roman noir, une histoire sans espoir, dense, tendue, bien rythmée et prenante. Avec des chapitres courts suivant tour à tour les différents personnages, sa construction à l’américaine colle parfaitement au récit. Chacun possède une teinte dominante qui privilégie les ambiances lourdes et glauques.

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Tragédie écologique.


Condamnée en 2011 à une amende de 9 milliards de dollars pour avoir pillé l'Amazonie équatorienne, la compagnie pétrolière américaine refuse toujours de payer.
Sophie Tardy-Joubert et Damien Roudeau racontent dans Texaco le combat de l’avocat Pablo Fajardo et d'un peuple qui réclame justice pour avoir vu sa terre et son peuple mourir.

Cette Bd-reportage nous fait découvrir les dégâts que la société Texaco (aujourd'hui Chevron) a fait en exploitant les sous-sols de Lago Agrio en Equateur, jusqu’en 1993. La multinationale a gagné énormément d’argent au détriment de la population locale. En partant elle a laissé les puits, les pipelines et un écosystème dévasté. Les nappes de pétrole sont encore visibles. L'empoisonnement des cours d'eau a entraîné la disparition des poissons et soumis le peuple à la misère, aux maladies, à la mort. Le récit est raconté par Pablo Fajardo dont la lutte fut accompagnée de pressions, d’intimidations, de procès qui s’éternisent, de magouilles politiques…Et grâce à d’ingénieuses magouilles, la multinationale n’a toujours pas payé son amende…

Le dessin au style reportage s’accompagne de couleurs chaleureuses mettant en lumière des paysages tantôt splendides, tantôt saccagés.

Un album prenant et poignant.

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